SIGNET FUMAX


SIGNET FUMAX

(1565)

NEC PLURIBUS IMPAR

1565ème épisode

(Suite du 6225ème épisode)

Ça y est, se disait Alric, je suis un personnage du feuilleton.

La pelle à la main, posée verticale en terre, dans la position hiératique du creuseur de trou de l'énigme 650, sa main libre négligemment posée sur la hanche, tel Louis XIV posant pour son portrait, il contemplait les Sentinelles.

La brume était tombée, noyant le paysage dans une ambiance indécise et crépusculaire. La rumeur du village en contrebas lui parvenait à peine, étouffée. On ne distinguait rien au-delà d'un cercle d'une dizaine de mètres de rayon. Alric était seul. Seul avec les trois entités qui se dressaient devant lui, immobiles, tangibles et massives, écartées de plusieurs mètres les unes des autres. Sombres, presque noires, luisant par endroit de l'humidité qui se condensait sur leur corps de pierre, elles exhalaient un filet de vapeurs méphitiques qui rejoignaient plus haut le brouillard qu'elles semblaient alimenter.

"La terre s'ouvre", murmura Alric pour lui-même. C'était donc bien là le sens du titre de la dernière énigme. En ce lieu empreint d'une magie immémoriale, les domaines infernaux d'en bas communiquaient avec les régions de la surface. Ils leur adressaient des messages en lettres tracées au souffre. Alric frissonna. L'air humide, se dit-il pour se rassurer.

Entre lui et les entités, le sol présentait une couleur de grès rouge. Le visuel de la 650 était décidément bien une représentation presque fidèle du site. Alric observait les Sentinelles, effectivement "semblables et dissemblables". Il n'osait pas encore bouger, faire le "dernier pas", pénétré qu'il était par la révérence due à ce moment historique.

Cela faisait presque un an, il avait promis à Jarod de lui offrir le dernier épisode du feuilleton "Signet Fumax", celui où, à la fin, la réalité rejoint la fiction : un chasseur de chouette trouve VRAIMENT l'oiseau. Mmmouais, avait répondu Jarod, dubitatif, mais il avait tout de même suspendu la rédaction du feuilleton de l'été sur ce dernier épisode où un chercheur à l'identité maintenue secrète s'échappait du peloton, la chouette d'or sous le bras, courant tout nu vers la renommée.

Jarod avait attendu, il l'avait attendu LUI, Alric, laissant dans le récit de cet ultime épisode un espace blanc à la place du pseudonyme du vainqueur, comme les cartouches vierges des bas-reliefs aux frontispices des temples fraîchement érigés, quand les cérémonies d'inauguration n'ont pas encore consacré le lieu à la divinité qui doit l'habiter. Et ce blanc dans le texte, c'est son nom qui viendrait s'y inscrire.

Bon, d'accord, ça faisait un an, et il avait creusé pas mal de trous entretemps, mais cette fois-ci, il était bon.

Non, se dit-il, je ne suis pas juste un personnage du feuilleton. Je suis le HÉROS du feuilleton. Celui qui, à la fin de la saison, double tous les autres, celui qui, en solo, loin des équipes constituées, bien plus haut que les gagnants pourtant illustres des chasses précédentes, les Météor, les Devin et autres, fusionne avec l'intelligence diabolique du Maître du Jeu, saisit dans un moment génial d'intuition le plan du démiurge, et met la main sur le trésor.

71721075. C'était si simple, quand on découvrait le truc. Partant du village en bas, il avait gravi l'éminence noyée dans cet obscur brouillard, et qu'il identifiait au Navire Noir Perché. Pourquoi "perché" ? Parce que telle était la valeur de la mesure. Il avait compté 71,7 perches depuis le dernier repère, avant d'arriver au sommet. Et il était là, devant les trois Sentinelles. La pelle plantée en un point situé à respectivement 2, 1 et 0,75 perches de chacune. 71,7 + 2 + 1 + 0,75 : pas plus compliqué que ça, le passage en revue.

Il entendait encore les autres, comme à travers l'épaisseur du brouillard, qui lui criaient "Reviens, Alric, tu pètes les plombs, ça ne peut pas être là-haut!". Les fous. C'est bien parce que personne n'avait jamais pensé à monter là-haut qu'il y avait toutes les chances pour que, précisément, Fumax ait caché là, et pas ailleurs, la fameuse Chouette, l'artefact dont le métal supraconducteur serti de lentilles en diamant permet de générer le fameux rayon de "lumière qui éteint". Là où était l'obscurité, et non la lumière, là se trouvait l'oiseau nyctalope.

Les dernières discussions avec Papymax sur le forum avaient été particulièrement épiques à cet égard. Comment Papymax pouvait-il prétendre avoir trouvé des Sentinelles en quelques semaines de réflexion, là où les chercheurs aguerris planchaient depuis des années ? N'était-ce pas à la limite du manque de respect ? N'était-ce pas même insulter son intelligence à lui, Alric, qui avait su dénouer la trame des énigmes, si simple sous l'apparent chatoiement de leur étoffe? Tsss... Sacré Papymax, ses délires iconoclastes et méthodologiquement fantaisistes l'avaient un peu exaspéré, mais à l'heure d'aujourd'hui, sur le point de déterrer la bestiole, il lui pardonnait sa folie.

Je ne suis pas qu'un héros. Je suis à moi seul TOUS les chercheurs réunis, l'incarnation vivante de leurs rêves, de leurs espoirs, la quintessence de leurs solutions qui étaient déjà toutes là en moi à 95% et dont j'ai réalisé la synthèse. Après moi, la chasse est morte, les rêves de sept longues années d'une communauté entière s'éteignent d'un seul coup. Il y aura les félicitations grinçantes des collègues jaloux, le champagne, les photos de la presse, mais ce n'est pas cela le plus fabuleux. Les flonflons de la fête se tairont vite, les lampions s'éteindront... et après, plus rien. La vraie puissance de cet instant, c'est cela: au bout de ma pelle, je tiens la vie d'une communauté. Quand ma pelle rencontrera le bronze de la statuette, le "bing" sonnera le glas d'une génération mythique, celles des chasseurs de chouette.

Alric considéra sa pelle, qu'il tenait toujours posée en terre. "Main tenant queue... eh, eh", dit-il en souriant triomphalement. Pris d'une impulsion, il saisit l'outil à deux mains et porta la première pelletée. Le sol lui répondit par un bruit sec, qui exprimait qu'il comptait manifestement opposer à ce profanateur toute la force de résistance d'une géologie particulièrement schisteuse (ceci dit pour rester poli).

— Miel ! s'exclama Alric (qui refusait également de se laisser entraîner dans des glissements paronymiques).

Il se baissa pour examiner ce qui faisait obstacle. Ah, oui, se rappela-t-il : "Montre ton respect pour Dame Nature". Il avait oublié cette instruction. Même ce geste d'inclination respectueuse vers la Terre mère, le génial auteur du Livre l'avait prévu. Il avait anticipé les moindres détails de la séquence des mouvements qu'accomplirait l'inventeur du trésor. C'était comme si le Livre déroulait, ligne après ligne, l'histoire d'Alric, depuis la première moitié de la moitié de son premier âge, jusqu'à ce moment qui en serait l'acmé.

Alric dégagea la poussière rouge et la mousse qui recouvrait la surface, et vit qu'il avait frappé dans une tuile. Une tuile rouge. Saint-Fiacre! Que faisait là cet artefact ? Était-ce là le "premier rendez-vous amer quand ta brique..." qu'il avait prévu ? C'était en tous cas bien la preuve qu'un être humain était passé par ici avant lui. Il essaya de tirer sur l'objet, mais la tuile était retenue par quelque chose. Il dégagea le sol sur une surface un peu plus large, pour s'apercevoir que la tuile était solidaire d'une autre qu'elle recouvrait, puis celle-ci d'une autre encore. Le "premier rendez-vous" était suivi d'un deuxième et d'un troisième.

Bon sang, se dit Alric, mais c'est bien sûr! Le clin d'œil... Il se souvenait des propos de Fumax concernant les poussières de rubis dont Becker avait saupoudré le visuel de la 650. Ce devait être un clin d'œil à celui qui exhumerait l'oiseau.

Saisi d'une frénésie subite, il troqua sa pelle contre la pioche qu'il avait également emportée et se mit à piocher comme un forcené dans les tuiles, faisant voler en éclat la couverture qui devait protéger, c'était certain, la statuette.

Et, subitement, la terre s'ouvrit.

Par la faille que, tel Roland dans la pierre de Roncevaux, Alric avait commencé à pratiquer dans le revêtement d'argile cuit, un faisceau de lumière jaillit, s'élevant vers le ciel, perçant l'épaisseur de la voûte de brume, faisant reculer le cercle de l'obscurité environnante.

Alric, noyé dans une vague de bonheur, au bord de la crise d'hystérie, se jeta à genoux, les yeux inondés de larmes.

— ÇA Y EST! ÇA Y EST ENFIN ! Quelqu'un y est arrivé ! Et je suis ce quelqu'un !

— Aïe ! répondit une voix, quelque part dans les profondeurs du trou.

Comment ça "aïe !" ? se dit Alric, consterné. Il se pencha au bord du trou et ce qu'il y découvrit fit brutalement chavirer ses repères spatio-temporels.

Le trou s'ouvrait sur une grande salle souterraine, vivement éclairée (c'était cette même lumière qu'il avait vu jaillir au moment où la couche de tuiles avait cédé). La salle était sobrement meublée d'un grand nombre de tables et de bancs. Autour d'une partie des tables, sur lesquelles étaient servis des brocs de bière, des verres de vins et diverses autres boissons, étaient assises plusieurs personnes, qui présentement levaient toutes leurs visages éberlués vers lui. Certains visages lui étaient connus. Il y avait là Klaus, Martini et Patrice, manifestement interrompus dans une discussion, et qui avaient d'ailleurs déplié sur une table une carte de Paris révélant le mystérieux enroulement spiroïdal des arrondissements autour de Notre-Dame. Plus loin, à une autre table, passablement encombrée de verres et de canettes vides, il reconnaissait Hiram, Piblo, Farlen et quelques autres, la figure encore congestionnée par une séance de travail qui avait dû s'avérer longue et déshydratante. N'était-ce par Jarod, d'ailleurs, qu'il voyait dormir, vautré à moitié sur la table, le visage maculé par la mayonnaise du sandwich au thon qui lui tenait lieu d'oreiller ? Plus directement à l'aplomb du trou, Papymax se frottait l'occiput en considérant le tesson de tuile qui lui était tombé dessus.

De derrière un comptoir de faux acajou, qu'Alric n'avait pas tout de suite remarqué, contre un des murs de la salle, Pol Wens, le visage écarlate, la barbe en broussaille, visiblement contrarié par son apparition inattendue entre les poutres du plafond, s'agitait en se cramponnant aux robinets de bière pression comme aux micros d'une tribune de congrès. Il finit par brailler dans sa direction :

— Mais enfin, Alric, qu'est-ce que tu fous là-haut ? Ça va pas, dans ta tête, de bousiller la charpente de l'auberge à coups de pioche ? Redescends de là !

Papymax, qui avait fini par déduire de l'examen de sa tablette d'argile qu'elle ne recelait aucun signe cunéiforme utilisable, leva la tête à son tour vers l'intrus :

— Et avant de t'éloigner, dit-il, referme la toiture.

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